Deuxième partie : La perspective comme effet de style.
IX De l’illustration à l’image autonome
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Néanmoins ne peut-on pas envisager une pratique de la photographie d’architecture qui viserait l’illustration sans parti pris esthétique et, parallèlement, une autre qui s’affirmerait en tant qu’image, affranchie des contraintes commerciales et utilitaires ? Si les avant-gardes avaient pour point de départ la photographie amateur et expérimentale, elles tendaient à rejoindre les pratiques commerciales et publicitaires. A l’inverse le point de départ de Stéphane Couturier semble être celui de la photographie d’architecture la plus impersonnelle pour rejoindre celle d’une écriture personnelle. Le plus étonnant réside dans ce double langage qui porte sur deux types de travaux dont il est malgré tout difficile de démêler les liens. En effet, d’un côté, à propos de son travail professionnel répondant à des commandes du CAUE, il affirme : « Les choix photographiques n’ont obéi à aucun critère esthétique, mais uniquement à des enjeux d’ordre architectural et patrimonial »[1]. L’absence de parti pris esthétique serait alors garant d’une forme de neutralité, de transparence et par conséquent d’une humble soumission du photographe à la réalité des choses. Si jouissance esthétique il y a, elle serait moins due au photographe qu’à l’architecture elle-même. Pourtant, le point de vue choisi est loin de correspondre à celui d’un point de vue quelconque, celui d’un piéton qui se baladerait au hasard des rues, tel Charles Marville montrant l’étroitesse et l’insalubrité des rues avant les travaux d’Haussmann. Nombreuses sont les vues prises d’un point de vue élevé. Il est alors difficile de dire si la rigoureuse sobriété des cadrages et l’élégance des vues en perspective (vues sur l’angle) ne satisfont que des exigences de lisibilité et d’objectivité. On peut en effet se demander si l’annonce de l’absence de parti pris esthétique des photographies qui devrait favoriser la dimension critique du discours sur l’architecture ne vise pas plutôt la mise en place d’une rhétorique plus à même de souligner la dimension patrimoniale et monumentale de l’architecture et par là même l’anticipation d’une éventuelle requalification des lieux par le CAUE. D’un autre côté, concernant son travail d’artiste il déclare, au contraire : « Il n’est néanmoins pas question de neutralité au sens d’une évidence de composition, de cadrage. La re-composition de l’espace associée à la frontalité permettent de théâtraliser le lieu »[2] Sans présenter de perspectives fuyantes exacerbées, la composition de l’image vise un effet fortement plastique. Le fait de redresser systématiquement la perspective aussi bien verticalement qu’horizontalement ne correspond plus à des exigences de lisibilité et d’objectivité. Le discours de Couturier est alors proche de celui d’El Lissitzky ou de Moholy-Nagy, pour qui la photographie était l’agent d’une nouvelle perception de l’espace, libérée des carcans perspectifs de la Renaissance, notamment lorsque Couturier dit : « L’image finit par imploser, le sujet par se confondre avec sa propre représentation, remettant ainsi en question la notion d’espace perspectif »[3] Si ses photographies lui semblent remettre en question la notion d’espace perspectif, c’est davantage par une accumulation frontale des détails et des couleurs sur toute la surface de la photographie que par l’absence réelle de perspective à l’intérieure de l’image. Certes, la frontalité accentue l’impression de bidimensionnalité mais elle laisse par endroit une forte impression de profondeur. On peut, bien sûr, être sceptique quant à l’idée que le sujet puisse se confondre avec sa propre représentation. Au delà de la formulation quelque peu brutale, elle est en fait une transcription de la « césure épistémologique entre photographie et perspective »[4], c’est à dire entre la conception traditionnelle de l’espace en profondeur de l’art occidental depuis la renaissance et « la frontalité picturale » avancée par Le Corbusier qui s’apparente selon Béatriz Colomina à l’espace de la photographie : « La convention picturale de la perspective concentre toute chose dans l’œil du regardeur et nomme cette apparence « réalité ». L’appareil photographique – en particulier la caméra du cinéma – implique qu’il n’y a pas de centre. »[5] Beatriz Colomina illustre cette idée d’un dessin d’Amédée Ozenfant qui présente des objets dont les silhouettes se confondent les unes avec les autres et laissent apparaître par endroits (en haut à gauche uniquement ) certains objets en perspective. Les photographies de Stéphane Couturier fonctionnent de manière similaire à la fenêtre horizontale de Le Corbusier qui cadre photographiquement le paysage par opposition à la fenêtre verticale qui, elle, cadre picturalement. En effet, à travers la fenêtre horizontale comme dans le dessin d’Ozenfant et dans les œuvres de Couturier, tout semble sur le même plan, sans hiérarchie véritable, sans objet qui attirerait l’attention en priorité, sans centre. Plutôt qu’un simple jeu formel et géométrique qui exploiterait les télescopages anecdotiques par l’utilisation de longues focales, le travail de Couturier met à jour des tensions, tensions entre la rigueur du cadrage, la composition et l’indétermination de ce qui est montré, entre la présence active du photographe qui organise son image et une difficulté à localiser la position exacte du point de vue, et enfin, entre le constat documentaire et la théâtralisation.
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La force des photographies de Couturier, par exemple, celles de la Villa Noailles (de Robert Mallet-Stevens), tient essentiellement dans la précision du cadrage, et dans la composition rigoureuse. Chaque élément, chaque détail semble méticuleusement positionné, tandis que l’architecture qui date des années 30, semble avoir été soumise à la dure épreuve du temps, aux aléas des réfections, aux moisissures, à la rouille, à l’effritement progressif. Au cadrage épuré répond le foisonnement des détails, comme si l’un faisait ressortir l’autre. Le parallélisme rigoureux des lignes horizontales et des verticales de l’architecture et du cadre contraste avec les quelques endroits où la perspective est perceptible. Souvent subtilement décentré, le spectateur a du mal à trouver ses repères. De même la confrontation sur le même plan de l’image d’éléments se trouvant à des distances différentes produit un effet troublant. Paradoxalement, la profondeur de champ exacerbe la planéité de l’image. Les traces des pinces pour faire sécher les plans films ajoutent une couche, un plan transparent qui fait osciller le spectateur entre la transparence de l’image, pris au piège des détails, de la netteté et l’opacité fondamentale de la photographie, sa matérialité, sa plasticité, sa minceur. Si tout est sur le même plan, chaque élément a, alors, une égale importance. La brutalité des faits est laissée à la libre interprétation du spectateur. Il est alors difficile de juger si cette porte est une vraie porte ou un trompe l’œil. L’imaginaire s’engouffre aussi bien pour ce qu’il y a derrière, que pour l’endroit où mène cet escalier. La dimension fragmentaire favorise la théâtralité. Les coulisses nous sont irrémédiablement cachées. Cette photographie est fortement documentaire dans sa manière de nous détailler les matières, dans l’absence de distorsion, mais privée du texte qui en ferait comprendre les enjeux, qui dirait ce qu’il y a véritablement à voir, qui situerait l’architecture dans son contexte historique et géographique, elle reste ambiguë, insaisissable. C’est précisément de son caractère fragmentaire qu’elle tire son autonomie. Il lui suffit parfois d’un recadrage pour faire basculer une photographie d’un champ, celui de la photographie d’architecture ou de l’urbanisme, dans celui de son travail d’artiste. On imaginait les deux types d’images hétérogènes alors que l’un influence l’autre indiscutablement. [1] Stéphane Couturier, cité par Monique Sicard, Du « de visu à l’in situ, la production du monument par sa représentation », in Les Cahiers de médiologie n°7, 1999. [2] Stéphane Couturier, cité par Régis Durand, « Attractions contraires », Art press n° 214, juin 1996 [3] Stéphane Couturier, Entretien de Jean-Charles Vergne, in Stéphane Couturier, Clermont Ferrand, Un, deux…Quatre Editions, 1999. [4] Beatriz COLOMINA, Privacy and Publicity, Modern Architecture as Mass Media, Cambridge, The MIT Press, 1994, tr. fr. La publicité du privé, Orléans, HYX, 1998. [5] Ibidem. |
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