Deuxième partie : La perspective comme effet de style.
VIII La dimension créative de la photographie d’architecture
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Cependant, la photographie créative est moins issue de la nouvelle objectivité ou de la photographie constructiviste que de la photographie subjective promue par Otto Steinert. En réaction contre la photographie documentaire et commerciale, la revendication d’un point de vue fortement subjectif était supposée permettre une vision poétique et libre du monde. Ainsi le photographe revendique le droit d’interpréter à sa manière et par conséquent de subordonner l’objet de sa photographie à son initiative. Il en va de même pour la photographie créative des années 70-80. Pour Jean-Claude Lemagny : « Nous assistons aujourd’hui à l’essor d’une photographie qui se pense elle-même comme liberté créatrice. »[1] Mais il ajoute aussitôt : « Il ne s’agit pas ici de la photographie d’architecture comme genre, parallèle à ceux de la photographie de mode, de sport, de publicité… Il ne s’agit pas non plus du métier de photographe d’architecture comme profession régulièrement et officiellement exercée. »[2]. Pourtant cette dimension créative est loin d’être totalement absente de la photographie professionnelle d’architecture. Si la notion de photographie créative, fortement connotée « années 70 » est largement contestée aujourd’hui, elle reste moins péjorative aux Etats-Unis dans la mesure où la distinction entre photographie artistique et photographie commerciale n’est pas aussi forte qu’en France. A travers les notions de « fine-art » ou de « creative photography », les photographies commerciales d’architecture sont parfois présentées dans des galeries comme par exemple celles de Julius Shulman représentées par la galerie Craig Krull. En effet, nombreux sont les photographes d’architecture, de Stieglitz à Julius Shulman qui revendiquent une part d’autonomie, de liberté, dans l’interprétation de l’architecture. Cette dimension est encore très présente aujourd’hui, comme en témoigne le texte d’Urs Tillmanns sur la photographie d’architecture pour les éditions Sinar. Dans un chapitre intitulé « Bascule des montants comme moyen de créer un style », il écrit : « Disons-le d’entrée : les prises de vues architecturales qui ne montrent que des lignes verticales vraiment verticales, sont ennuyeuses »[3]. Ainsi, il n’est pas question de se soumettre aux conventions de la photographie d’architecture. Le photographe peut chercher soit à coller au plus près de la vision directe d’un bâtiment soit au contraire à renouveler celle-ci par le choix de points de vue et d’angles inhabituels. De nombreux manuels techniques qui traitent de la photographie d’architecture préconisent de ne pas redresser la perspective lorsque le photographe doit « lever la tête » pour contempler l’architecture d’un bâtiment. Or, il est clair que ce principe est loin d’être universellement appliqué. Le problème des plongées et contre-plongées en photographie d’architecture tient au fait que l’on ne sait pas toujours si elles sont justifiées par le point de vue du photographe qui est censé lever la tête, par les limites techniques de son appareil et la maîtrise que l’opérateur en a ou bien encore par le fait qu’elles sont librement choisies pour réaliser une composition dynamique et graphique. Un autre problème que soulèvent les plongées et contre-plongées tient au fait qu’elles peuvent parfois perturber la lecture de l’architecture. En effet, un bâtiment ne présente pas toujours des lignes parfaitement perpendiculaires par rapport au sol ou par rapport à l’horizon. Il s’agit moins d’un problème de fidélité au référent de la photographie qu’un problème de lisibilité. En effet, on ne sait pas, si le non-parallélisme des lignes verticales est dû à l’architecte ou au photographe. |
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Il en est ainsi par exemple de cette photographie de la tour de Pise dont le commentaire est le suivant : « Des prises de vues inhabituelles de sujets souvent photographiés, comme ici la tour de Pise, représentent un défi particulier pour le photographe. »[4] En effet, la tour de Pise est photographiée en contre-jour et en contre-plongée. Non seulement la tour de Pise penche mais, en plus, le bâtiment qui se trouve derrière penche aussi. Au premier plan, une plaque de verre percée de deux trous penche, elle aussi, mais en sens inverse. Comme le sol n’est pas visible, on ne sait pas ce qui penche véritablement. L’idée qui se dégage du commentaire de cette photographie est, au fond, que rien ne doit limiter la créativité du photographe. Le photographe aurait très bien pu photographier la tour de Pise à l’envers ou, mieux encore, il aurait pu faire en sorte qu’elle n’apparaisse pas penchée afin de renouveler notre manière de voir la tour de Pise. Il existe au moins un cas, dont il faut souligner l’exceptionnelle rareté dans l’histoire de la photographie d’architecture, où le non-parallélisme des lignes verticales d’un bâtiment est dû à la fois au photographe et à l’architecte, tout en étant en contradiction aussi bien avec la vision directe du bâtiment en contre-plongée et avec la forme réelle du bâtiment.
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Il s’agit d’une photographie d’une tour de recherche de Frank Lloyd Wright par Ezra Stoller[5]. Elle a été prise au niveau du sol, mais au lieu de fuir vers le haut, les lignes verticales du bâtiment fuient vers le bas. E. Stoller a simplement basculé son appareil vers l’avant puis décentré et basculé de manière à avoir l’intégralité du bâtiment. L’idée est en fait de chercher à donner l’illusion que le bâtiment a une forme pyramidale inversée. Dans la mesure où elle a été commanditée par l’architecte (« he wanted to see what this would look like if i could make it look that way »[6]) et parce que l’effet visuel visé n’est pas un effet purement graphique, il ne s’agit pas d’une photographie créative, mais elle donne une idée de la lecture erronée que peut éventuellement produire une photographie de ce type. Plus généralement, les plongées et contre-plongées témoignent, que ce soit pour les avants-gardes ou pour les « créatifs » de la photographie d’architecture, d’un même mouvement vers l’abstraction. Cherchant une certaine apesanteur, la photographie se trouve libérée de toute référence à l’horizontalité de la terre. C’est alors le caractère éventuellement géométrique et répétitif de certains motifs architecturaux qui est souligné. Parfois, sans présenter de véritables fuyantes, ce sont les télescopages surprenants, le recoupement frontal et brutal des différents plans de l’image, les reflets, les ombres, ou bien encore, tout ce qui n’a pas été spécifiquement voulu par l’architecte qui sont mise en avant par les photographes. Il est évident que les architectes, commanditaires ou non des photographies, n’apprécient pas toujours cette dimension créative de la photographie d’architecture. Les anecdotes sont nombreuses relatant des différences de vues entre architectes et photographes d’architecture. On peut citer Le Corbusier, par exemple, lorsqu’il écrit à l’un de ses photographes : « Quand je vous demande 2, 4, 10 ou 30 photographies de mes œuvres (et non des vôtres), je ne requiers de vous qu’un service de nature industrielle. C’est ainsi seulement que je puis publier des ouvrages de science et de vulgarisation. »[7] Cela signifie-t-il pour autant que le fait de redresser la perspective soit « la marque d’une ancienne soumission de la photographie au dessin d’architecte »[8] et par conséquent « la marque d’un art soumis à la demande de l’architecte »[9] ? Il est assez naturel que l’architecte exerce une pression sur le photographe dans la mesure où la photographie est devenue l’un des principaux moyens de médiatisation et de diffusion de l’architecture. De nombreux projets n’acquièrent une reconnaissance internationale qu’à travers les photographies qui les véhiculent. Les photographies ont parfois une pérennité plus grande que l’architecture qu’elle représente. Si le dessin d’architecte exerce une influence certaine sur la photographie d’architecture, c’est moins par soumission à la demande de l’architecte que pour des exigences de lisibilité et de transparence, exigences qui ne sont pas uniquement celles de l’architecte. C’est l’architecture qui doit attirer l’attention et non les prouesses du photographe semble vouloir dire Le Corbusier. Pourtant, rien n’empêche de penser que ce sont les prouesses du photographe qui permettent d’attirer l’attention sur l’architecture. Certes, pour ce faire, la rhétorique doit être invisible. [1] Jean-Claude Lemagny, « Tendances de la créativité contemporaine », L’architecture, sujet, objet ou prétexte : photographie contemporaine, Bordeaux, éditions ARPA, 1983. [2] ibidem [3] Urs TILLMANNS, in Photographie d’architecture, Grand format créatif, Sinar édition, 1993. [4] Urs TILLMANNS, Ibidem. [5] Reproduction en annexe. [6] Ezra STOLLER, An Interview with Ezra Stoller, in History of Photography, volume 22, n°2, été 1998. [7] Le Corbusier, correspondance personnelle de l’architecte, Fondation le Corbusier, Paris, cité par Daisy Hochart, « Photographie-architecture : une relation singulière », Architecture photographie, Actes du colloque de Lille, 7 mai 1999, Lille, Ecole d’architecture de Lille et régions Nord, 1999. [8] Christian Hauvette, « L’architecte et le photographe », Architecture photographie, Actes du colloque de Lille, 7 mai 1999, Ecole d’architecture de Lille et régions Nord, 1999. [9] Ibid. |